Heureusement pour nous, j'ai toujours eus un excellent sens de l'orientation. Cela m'avait été utile pour diriger Kristina dont la conduite, quoi que douce, était légèrement nerveuse. Je devinais qu'en temps normal elle devait toujours respecter les limitations de vitesse, et rouler à l'instar de son tempéramment, c'est-à-dire à l'opposé total de ce que j'aurais moi-même fait.
Depuis que j'avais ma moto, j'avais changé ma façon de conduire. J'étais beaucoup plus... Réactive. D'ailleurs, cette pensée fit germer une idée dans ma tête qui cherchait désespérément à changer les siennes. Alors que nous n'étions qu'à deux blocs de mon immeuble, je lui lançais au détour des indications.

_ Ca te dirait de faire un tour de moto ? J'ai une Kawasaki qui pourrait nous distraire un peu et deux casques.

Je jeaugeais sa réaction du coin de l'oeil alors que nous arrivions et qu'elle se garait. La chance voulut que deux places étaient libres juste dans ma rue, ce qui lui évita le calvaire des créneaux. Une fois arrêtées, je sortis du véhicule avec un certain soulagement. J'avais de plus en plus de mal à rester enfermée dans une boite roulante depuis que j'avais l'habitude des vibrations et de la liberté des deux roues.

_ Suis-moi on va monter, lançais-je avec un sourire. Je t'ai promis un whisky de toute façon. J'ai une bouteille dont tu me diras des nouvelles. C'est du Bell's, un blended de trente-cinq des meilleurs malts qu'on puisse trouver. Je ne sors cette bouteille que pour les grandes occasions !

Jouant de mes clefs, j'ouvris la porte de mon immeuble et m'engageait dans l'ascenseur qui semblait n'attendre que nous. J'appuyais sur le cinquième bouton et la machine se mit en marche.

_ Surtout, ne fais pas attention au bordel, précisais-je. Je n'avais pas prévu d'avoir de la compagnie.

L'ascensceur nous mena à mon étage, qui était aussi le dernier de l'immeuble. Dans le couloir, il n'y avait que ma porte, et celle qui mène au toit. J'ouvris la première et allumait la lumière. Ce n'était pas un capharnaüm total, mais c'était loin d'être parfaitement rangé. Bah, ça ferait bien l'affaire.
Ce loft était un cadeau de mon père, qui payait la moitié du loyer tous les mois. Je disposais d'une surface totale de près de soixante-dix mètres carrés, autant dire le nirvana quand on avait connu que les chambres d'étudiant miteuses d'Edimbourg suite à ma crise indépendentielle qui m'avait fait refuser l'argent familial pendant mes années d'étude.
L'avantage du loft c'est qu'il était en hauteur, et qu'il possédait de larges baies vitrées. L'immeuble dominait les alentours. En fait, je m'y sentais un peu comme dans un nid. Un nid truffé de technologies cependant : cuisine toute équipée, salle de bains avec douche et baignoire dernier cri, ensemble home cinema, bref, le luxe total. J'avais tout payé grâce aux économies de loyer. De plus, j'étais plutôt économe comme fille, et je ne sortais que rarement. J'avais peu de temps pour le faire, alors autant investir dans mon loft. Mon second gros poste de dépense est ma moto.

_ Fais comme chez toi surtout, lançais-je à Kristina qui regardait le loft avec curiosité.

La déco était simple. Sur les murs, des photos tirées en grand format étaient accrochées. J'avais prise la plupart d'entre elles, notamment dans mes Highlands. Le reste, c'était quelques posters de grands films, comme le seigneur des anneaux. Les murs étaient peints dans un ton sable un peu jaune. Les encadrures de fenêtres et de portes étaient en brun foncé. J'avais repeins mes meubles en vert, ce qui tranchait avec le reste.

_ Suis-moi, dis-je en passant dans ma cuisine, séparée du reste par une sorte de bar qui me sevrait généralement de plan de travail.

Je sortis la fameuse bouteille ainsi que deux verres spéciaux pour la dégustation du whisky. Je les servis et invitais Kristina à prendre l'un d'eux. Je me mis à humer l'arôme comme toujours et lui sourit.

_ C'est un grand moment pour toi, tu es sur le point de boire ton premier whisky ! Alors Slainte !

Spoiler:

Je bus lentement en prenant bien soin de savourer. Après tout, cette merveille valait une petite fortune.

— Tu sais… si jamais tu rencontres mes parents… essaie de ne pas le dire que tu conduis une moto, parce que je te jure qu’ils pourraient te mettre dehors et j’aimerais éviter de déclarer une guerre.

Je me mis à rire sans m'offusquer le moins du monde. Après tout, je n'étais pas motarde depuis très longtemps.

_ Je ferais attention mais à dire vrai je n'avais pas spécialement envisagée de rencontrer tes parents dans l'immédiat. Mais je peux comprendre qu'on soit hostile aux motos, je suis parfaitement consciente du danger mais j'aime trop ça pour m'arrêter.

Elle ne fit pas une grimace comme j'aurais pu craindre. Contrairement aux novices, elle tint plutôt bien le choc ce que je m'empressais de saluer.

_ Alors, heureuse ? taquinais-je.

Elle rit puis enchaîna sur autre chose.

— Puisque j’essaie des trucs nouveaux, j’aimerais bien monté sur ta moto un de ces jours… mes parents me tueraient, mais ils ne sont pas là!

Je la considérais sous un nouveau jour et acquiesçais tout en savourant le contenu de mon verre.

_ Quand tu veux, et je serais muette comme une tombe. Je ne voudrais pas qu'on pense que je suis une mauvaise influence pour toi.

Tandis que je souriais elle pensait à quelque chose d'autre qui ne tarda pas à franchir ses lèvres. En tous les cas, pour le moment, ma mission était accomplie ; elle ne pensait plus à sa grand-mère et on riait.

— Je regardais ton loft… et plus je me dis que j’aimerais bien avec mon petit nid à moi aussi. L’atmosphère devient lourde chez mes parents. Je reste pour ma petite sœur et parce qu’il me manque de l’argent pour l’instant, mais… j’ai envie de m’installer et de ne pas avoir les parents dans les plumes!

_ Ah ça je comprends ! Je suis la cadette de ma famille, quand j'ai quitté le nid ça a été un soulagement. Heureusement pour moi, l'école que je voulais suivre était à Edimbourg, soit bien trop loin de Glencoe. Au début, j'ai eut une chambre étudiante. C'était petit, minable, mais c'était chez moi, alors j'étais aux anges. Ensuite, j'ai trouvé le boulot et j'ai emménagé ici. Mon père m'aide pour le loyer le temps que je finisse de m'équiper et étant donné que ceci est mon petit nid je le quitte rarement. Alors oui, je peux comprendre ce que tu ressens, mais ça viendra.

_Qui sont les autres personnes de la meute? Si jamais, je les croise, j’aimerai bien savoir qui ils sont. Je sais que tu m’as dit que tu me les présenterais un jour, mais… j’ai une certaine curiosité face à eux.

Je souris. Sa curiosité était parfaitement normale. J'étais restée prudente jusqu'à présent parce que cela ne concernait pas que moi, et aussi parce que je ne connaissais pas encore suffisamment Kristina. A présent, j'avais été plongée, un peu malgré nous, dans son intimité avec l'histoire de sa grand-mère et nos conversations ; je savais que je pouvais lui faire confiance.
Je sortis une bouteille de soda du frigo et en proposais à Kristina avant de me servir moi-même. Réfléchissant un moment, je finis par trouver mon angle d'attaque explicatif.

_ Alors. Pour le moment, le clan n'est pas au mieux de sa forme. Je t'ai déjà parlé d'Aedan, enfin de façon un peu brouillon. En résumé, Aedan est mon second. C'est lui qui a été le premier à se transformer et c'est lui qui m'a appris à voler. Chez les Aigles, ce sont les femmes qui commandent, ce qui explique que je sois l'Alpha et pas lui. Ca a crée pas mal de tensions entre nous et là il est parti dans les Highlands pour faire le point de son côté.

Je haussais les épaules, vidais le coca et optais pour un autre whisky histoire de me donner un peu de contenance.

_ Il ne devrait plus tarder à revenir en ville je pense. Je te le présenterais à l'occasion, mais je t'en supplie, fais comme si je ne t'avais rien dit. Tout est déjà suffisamment compliqué entre nous deux.

Je lui fis un sourire et un petit clin d'oeil. Non pas que je ne lui fasse pas confiance, mais je préférais préciser les choses. Une gaffe est vite arrivée...

_ Ensuite, il y a une de mes cousines, Cléa, qui pour l'instant se fait les ailes chez elle, vers Glencoe. Elle nous rejoindra quand elle sera prête. Et toi à présent.

Je la regardais droit dans les yeux, me demandant ce qu'elle en pensait.

_ Je ne sais pas ce que tu avais imaginé, confessais-je.

— Pas de problème, je ne suis pas du genre à me mêler des affaires des autres de toute façon.

Je lui souris aussitôt.

_ Je n'en doute pas, précisais-je. Et puis, c'est moi qui t'en ai parlé en premier.

Elle n'insista pas sur la "question Aedan". Je ne sais pas si elle ne se posait vraiment aucune autre question ou si elle n'osait pas les poser. Je n'avais pas grand chose à cacher et de toute façon les grandes lignes étaient tracées par les légendes. Le reste, c'était la réaction de la paumée que je suis et l'absence de réaction du très calme Aedan...

— Je ne me faisais pas tellement d’idées. Je croyais simplement que tous les aigles étaient plus proches, dans la même ville, je veux dire.

Je la regardais à nouveau. Son point de vue était logique. Non pas que cela me surprenne, mais lorsqu'on a tant de choses à emmagasiner en une fois, on ne pense pas forcément immédiatement à tout. Je ne sais pas si je suis très claire...

_ C'est là que nous sommes le plus efficaces, oui, répondis-je tranquillement. Chasser tout seul est dangereux, parce qu'on ne bénéfie de l'effet de surprise qu'une fois. Quand on est à deux ou plus, on peut se couvrir mutuellement et attaquer en simultanée. Tiens, en passant je te le dis juste au cas où hein ? Non pas que je souhaite t'emmener chasser dans l'immédiat, de toute façon ce sera ton choix quand tu te sentiras prête. Enfin bref, une morsure de vampire nous est fatale. Il faut donc être très prudent, même au quotidien. Mais ne t'inquiète pas, a priori tu as peux de chances d'être confrontée à ce genre de situations.

J'avais voulu la rassurer, voilà à présent que je lui annonçais officiellement une menace de mort... Heureusement pour moi, elle enchaîna sur Cléa...

— Mais si Cléa fait partie de la meute, est-ce qu’elle peut communiquer avec nous quand nous sommes aigles ou il faut être à proximité l’un de l’autre pour pouvoir parler par la pensée?

Curiosité quand tu nous tiens.

_ Non pas d'aussi loin. Mais je crois qu'on peut sentir si jamais nous étions en grand danger, enfin en théorie. Pour le reste, elle finit actuellement son lycée alors elle nous rejoindra l'an prochain. Ses parents ont refusé de la laisser partir pour le moment. En attendant, elle s'entraîne à voler loin des regards dans les Highlands.

D'ailleurs, tant que j'en parlais...

_ Au fait, ça fait combien de temps pour toi ? Que tu peux te transformer je veux dire ?

Pour une réponse, ce fut une réponse. J'avais posé une simple petite question, née de ma curiosité, parfois maladive, et Kristina c'était livrée au-delà de toute attente. En un sens, cela m'intriguait, moi qui étais moi-même quelqu'un de plutôt sercret et renfermée. Je n'avais jamais spécialement appris à exprimer mes sentiments. Quand on est la seule fille d'une fratrie, ainsi que la plus jeune, on apprend avant tout à s'affirmer, à ne pas se faire étouffer. Mais gérer ses sentiments, c'est une autre paire d manche.
Avec Aedan, je m'efforçais de ne pas trop parler de ces choses là. Déjà parce que tout était compliqué entre nous, mais surtout parce que ce serait trop délicat. Je veux dire, si j'évoquais avec lui les angoisses liées au fait d'être l'Alpha, ce serait vraiment mal venu, étant donné qu'il regrettait amèrement de ne pas l'être lui-même. Comme cela touche à peu près tous les domaines liés à ma vie d'animorphe, au final, j'avais pris l'habitude de rien dire du tout qui ne soit pas nécessaire.
En un sens donc, je jalousais la "facilité" qu'avait Kristina à se confier. Je trouvais cela fascinant d'ailleurs, cette complicité née de rien et immédiatement entre nous. Curieux, non ?
Quand elle eut fini ses explications, je la regardais à mon tour et ressentis de la compassion. Je l'avais toujours su, mais je le réalisais plus encore à l'aune de cette confession : j'avais eu de la chance d'avoir Aedan à mes côtés.

_ Je ne peux qu'imaginer, dis-je doucement. Surtout pour ce qui est de ta mère, étant donné que la mienne n'est tout bonnement pas au courant. Ma grand-mère a préféré garder le secret, pour elle comme pour moi, des fois que le gêne ne m'ait pas été transmis. Tu étais au courant avant de te transformer toi ?

Je n'attendais pas la réponse pour enchaîner.

_ Pour ce qui est du zoo, j'y pensais justement. Je me disais combien c'est étonnant cette amitié qui se noue entre nous. Non pas que je ne pense pas qu'on aurait jamais pu être amies ou quoi que ce soit, c'est juste que... La confiance s'est instaurée si vite. Je pense que c'est un trus d'animorphe. J'avoue que je suis curieuse de voir s'il en sera de même entre Aedan et toi.

J'eus un léger sourire. Les présentations promettaient d'être intéressantes pour bien des points.

_ Enfin, l'avantage c'est que maintenant tu n'es plus seule, conclus-je comme pour palier à la tristesse entendue un peu plus tôt dans sa voix. Mais une petite question : qu'est-ce que tu entends par "je crois que je ne voulais pas être normale" ?

Cela m'intriguait.

Kristina me parla de son adolescence et de sa solitude. C'était un peu gênant à entendre. A dire vrai, j'étais encore surprise de la façon naturelle qu'elle avait de se confier à moi. Le côté grand-mère envahissante, ça je pouvais pleinement le comprendre, quoi que la mienne ne m'ait jamais préparé à ce que j'allais devenir. Je tentais d'imaginer ce qu'avait dû être sa vie, promise à une surprise sans avoir aucune idée de laquelle...

— Pour en revenir à ton autre question. Je n’étais pas au courant directement. Je sais que, je reviens souvent à elle et tu veux me faire pensée à autre chose, mais ma grand-mère m’avait raconté notre légende. Elle me l’a raconté souvent quand j’étais jeune et que je croyais encore au conte de fées. Mais je ne me doutais en aucun cas que c’était la réalité.

Je tentais de comprendre mais je devais commencer à fatiguer parce que je saisis pas complètement ce qu'elle voulait dire, mais peu importait au fond et surtout je commençais à être un peu fatiguée. D'ailleurs, Kristina aussi montrait des signes de faiblesses. Ensuite, elle enchaîna sur un autre sujet, me parlant d'une sorte de don de d'un instinct qu'elle aurait. Niveau don, je m'y connaissais un peu alors pourquoi ne pas l'aider ? L'heure était aux confessions après tout. Mais une chose après l'autre...

— Si on veut savoir si c’est un truc d’aigle, je peux toujours te demander ce que ton instinct te disait. As-tu eu cette facilité lorsque tu as rencontré Aedan pour la première fois?

J'eus un petit sourire.

_ Je ne peux pas vraiment te répondre parce que les choses étaient complètement faussées. Tout d'abord parce que je savais déjà qui était Aedan et ensuite parce que... Eh bien je t'en ais déjà parlé, parce que nous sommes censé être une sorte de couple Alpha donc nos relations étaient particulières.

Je bus une dernière gorgée pour vider mon verre puis ajoutais :

_ Tu n'auras qu'à voir ça quand tu rencontreras Aedan, et nous verrons bien. Mais revenons sur l'instinct dont tu parles. Tu crois que c'est une sorte de particularité qui te serait propre ? Un moyen de savoir par avance qui en qui avoir confiance ou non ?

J'étais forcément curieuse, parce que je me sentirais moins seule avec mes différences.

J'écoutais d'une oreille un peu distraite ce qu'elle me répondit. Non pas que cela ne m'intéressait pas, mais je commençais à être un peu fatiguée. Elle évoqua Aedan et leur future rencontre et je rangeais dans un coin de ma tête la certitude qu'il faudrait que j'arrange ça prochainement. Ensuite, elle parla d'un éventuel nouvel aigle. Pourquoi pas ? Ca nous simplifierait la chasse, et l'organisation de celle-ci. Je me décidais à lui avouer que son idée de don n'était pas complètement fantasque.

_ Tout ceci est possible tu sais ? Moi-même, depuis que je me suis transformée pour la première fois, j'ai acquis une capacité à part. Je peux ressentir les émotions fortes des gens, savoir s'ils sont troublés, déprimés, euphoriques ou autres. Quand je t'ai rencontré au zoo, je percevais ton trouble. Ce soir, je percevais ta douleur aussi. Je ne sais pas bien pourquoi ni comment ça se fait, mais c'est ainsi. Aussi c'est possible que tu aies cette sorte de don pour nous reconnaître.

Je lui souris. Je ne lui en avais pas parlé jusque là par timidité. Je me demandais si elle se souviendrait de l'allusion de sa grand-mère un peu plus tôt. Finalement et à mon grand soulagement elle conclut qu'il était tard et temps de se coucher. Je ne pus qu'aquiescer et je me levais pour la raccompagner. Elle s'excusa et me remercia et je lui répondis le plus naturellement du monde.

_ Ne t'inquiète pas pour tout ça, j'ai une famille aussi tu sais ? Ma grand-mère est corsée aussi dans son genre. Pour le reste, je suis là quand tu as besoin, n'hésite pas. Et puis, je t'ai pas mal livré ma vie aussi, avec mes histoires sur Aedan...

Un sourire, un clin d'oeil et nous voilà sur le pas de ma porte.

_ Rentres-bien et passe une bonne nuit. A très bientôt.